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Les jeunes recrues sont assises en rang derrière de petites tables, dans un hangar. Un capitaine distribue à chacun un document. Sur la première feuille, leur dit-il, les missions qui leur sont fixées par l’état-major. La page est blanche. Sur la deuxième, la chaîne de commandement de leur nouvelle unité. Les soldats tournent le feuillet, blanc lui aussi. Sur la troisième, les moyens mis à leur disposition pour se battre derrière les lignes ennemies. Une feuille vide de signes encore. Et ainsi de suite, tout le cahier est blanc, vide. Vierge comme la page d’histoire que s’apprêtent à écrire ces hommes. Ils rient franchement maintenant. L’officier, c’est David Stirling. En cette année 1941, il est en train de former le premier détachement du SAS (Special Air Service), cette unité d’élite qui est la mère des forces spéciales d’aujourd’hui. Pour mener une guerre irrégulière dans les déserts d’Afrique du Nord, il lui faut des têtes brûlées, qui préfèrent l’autonomie dans l’action aux ordres de mission.
La scène est tirée de la nouvelle série de la BBC « Rogue Heroes » qui rend hommage à ces « héros voyous ». Et suscite une polémique dans la presse britannique sur les rôles respectifs des créateurs du SAS. Dans la présentation, il est écrit que « les événements décrits, qui semblent les plus incroyables… sont en grande partie vrais ». La série de six épisodes a été écrite par Steven Knight, déjà auteur de PeakyBlinders. Elle se fonde sur le livre de Ben Macintyre, qui raconte l’histoire de la formation du Special Air Service en Afrique du Nord, en suivant essentiellement les exploits des trois membres fondateurs : David Stirling, Robert Blair « Paddy » Mayne et Jock Lewes. Les acteurs sont excellents et la photographie superbe, même si on peut regretter quelques excès très hollywoodiens.
De bons connaisseurs de la période ont bien accueilli la série. Comme l’historien Antony Beevor, souvent peu tendre avec l’exactitude historique des films de guerre. « Stephen Knight a bien sûr pris des libertés avec la réalité, a-t-il écrit dans le Guardian, mais ce sont principalement des ajouts, étoffant les personnages et le contexte, et non des distorsions ». La belle représentante des services secrets français qui tombe amoureuse de Stirling est ainsi pure et charmante invention. La famille de Paddy Mayne, a été moins enthousiaste. Sa nièce, Fiona Ferguson, s’est ainsi insurgée contre son portrait en « soûlard irlandais », brutal et navigant aux limites de la folie. L’historien et écrivain Gavin Mortimer, spécialiste du sujet et auteur d’un livre sur Stirling (1), est aussi monté au front. Pour lui, cette présentation caricaturale de Mayne découle des écrits de Stirling lui-même, qui aurait parfois embelli les choses pour se présenter en « génie de la guérilla ». Et Mayne, mort en 1955, ne pouvait rien rectifier…
Le Daily Telegraph a tenté de démêler la légende de la réalité. L’échafaudage des premiers plans par David Stirling et Jock Lewes est ainsi assez conforme à l’histoire. Les deux hommes ont l’intuition que, plutôt que de débarquer des commandos par la mer pour attaquer les bases allemandes, il faut parachuter des hommes dans le désert pour surprendre l’adversaire du côté où il ne s’y attend pas. Les deux officiers s’entraînent à sauter depuis de vieux avions. Un jour le parachute de Stirling se déchire et il chute violemment. Une blessure à la colonne vertébrale le laisse temporairement paralysé et il en profite pour coucher sur le papier la création d’une unité aéroportée spécialisée dans le sabotage derrière les lignes ennemies.
Côté chien fou et combativité, il a tous les brevets
La façon dont le projet est « vendu » à l’état-major britannique au Caire est, selon Mortimer, plus farfelue. Le haut commandement était réticent devant ce type de forces et d’opérations. Mais Stirling n’aurait pas eu à s’infiltrer en rusant auprès des gardes du QG, avec ses béquilles, pour présenter son plan. L’ancien sous-lieutenant des Scots Guards avait du « réseau », fils de général et membre du fameux clan Lovat par sa mère. Et son frère Bill avait accès au général. Une intrusion au culot dans le bureau du grand chef aurait été inventée par Stirling pour nourrir son côté franc-tireur. Quoi qu’il en soit, il obtient le feu vert pour recruter une soixantaine d’hommes. Il fait son marché chez les anciens commandos de la Layforce. La réputation de casse-cou et d’insubordination est le meilleur des CV…
C’est là que Blair « Paddy » Mayne entre en scène. Côté chien fou et combativité, il a tous les brevets. Cet Irlandais du Nord, ancien boxeur amateur et rugbyman, a notamment participé à la tournée des Lions britanniques et irlandais en Afrique du Sud. Quand la guerre éclate, Mayne rejoint assez vite le 11e commando, formé sur décision de Churchill après Dunkerque. Il mène ses premiers combats en Syrie contre les forces de Vichy et se fait remarquer par Stirling lors de la bataille de la rivière Litani. Le patron des nouveaux SAS fait sortir Mayne de prison où il a été jeté après avoir frappé un supérieur… Et en fait son officier adjoint. À l’été 1941, le détachement L gagne le camp isolé de Kabrit, dans les sables égyptiens, pour s’entraîner à une guerre de coups de main où tout – ou presque – est permis.
Le désastre de la première mission opérationnelle est véridique. Les commandos sont parachutés derrière les lignes adverses dans une tempête de sable. Sur soixante, seuls vingt-deux hommes rentrent à la base. Les chefs du SAS (Special Air Service) en concluent que l’infiltration par moyens terrestres est à privilégier sur la voie aéroportée. Les commandos vont donc opérer avec le Long Range Desert Group, unité créée en juillet 1940 pour mener des raids dans la profondeur des lignes allemandes et italiennes. Sur leurs jeeps équipées de mitrailleuses Vickers jumelées, les SAS mènent des raids nocturnes d’une audace folle sur les aérodromes allemands.
Des actions en soutien de l’opération Overlord
Comme le raid mené par Bill Fraser et quatre hommes le 21 décembre 1941 contre la base d’Agedabia. Le commando est acheminé jusqu’à 25 kilomètres de sa cible, dans une zone infestée d’Allemands. « On voyageait léger, avec chacun un revolver, une bouteille d’eau, une boîte de chocolats, un sac de ration contenant raisins, fromage et biscuits, a raconté John Byrne, l’un des cinq commandos, nous avions une seule mitraillette et chacun huit bombes Lewes. » De la taille d’un petit ballon et équipés d’un crayon retardateur, ces engins incendiaires ont été mis au point par Jock Lewes. Pour une efficacité maximale, il faut la placer sur l’aile des avions, près des réservoirs. Des Allemands patrouillant, le commando ne peut s’approcher de la cible aussi près qu’il le veut. Les cinq hommes sont obligés de se cacher tout le jour dans un trou à peine profond d’un mètre. À 18 h 30, les SAS commencent leur infiltration et sont dans la place trois heures plus tard. La première explosion a lieu à 0 h 42. Sur le tarmac, c’est Noël avant l’heure avec des bombardiers et chasseurs de tous types alignés. Fraser s’excusera d’avoir laissé deux avions intacts, faute de bombes en nombre suffisant. À cinq, ils ont détruit 37 appareils… Les SAS auront fait à eux seuls plus de bilan que tous les bombardements de la RAF ;
Les effectifs de ce qui va devenir le 1er régiment de SAS gonflent vite… grâce à des Français. Avec le feu vert de De Gaulle, Stirling intègre à l’unité un détachement de Français libres rompus aux techniques commandos, les parachutistes de la 1re compagnie d’infanterie de l’air du capitaine Georges Bergé. Dès le début 1942, ces hommes vont former le « French Squadron » du SAS. « C’est un apport non négligeable puisque les Français ont constitué un tiers des effectifs SAS, commente David Portier, auteur d’un livre de référence sur le sujet (2), la majorité d’entre eux ont rejoint la Grande-Bretagne en avril 1943 pour être ensuite engagés sur le théâtre européen. » La brigade SAS mènera ainsi des actions en soutien d’Overlord de la Bretagne aux Ardennes belges en passant par la Vienne, le Limousin, le Morvan, le Jura… Aujourd’hui, le 1er RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie de marine), une unité des forces spéciales françaises, est l’héritier de ces SAS. En conservant notamment leur superbe devise : « WhoDaresWins » (« Qui ose gagne »).
Pour Gavin Mortimer, qui a recueilli les récits de plusieurs dizaines d’anciens SAS, la série de la BBC est à 50 % exacte. « Les portraits de Lewes et de Stirling sont assez réalistes, dit-il, on voit bien le charisme de ce dernier, son côté crâne voire son arrogance. En revanche, la représentation de Mayne en sauvage indiscipliné est absurde. » Au-delà de ses exploits sportifs, l’homme avait étudié le droit à l’université Queen’s de Belfast avant d’intégrer l’un des meilleurs cabinets d’avocats de la ville. Mortimer estime même que Mayne fut de facto le vrai leader du SAS, dont il prit le commandement après la capture de Stirling par les Allemands lors d’un raid en Tunisie en janvier 1943. « Stirling était très courageux mais pas un soldat très compétent, estime-t-il, alors que Mayne était d’une grande intelligence tactique, rapide dans ses décisions au cœur de la bataille et très soucieux de la vie de ses hommes. » Certes, il buvait sec et ne tolérait pas que l’on déserte le bar avant lui, au milieu de la nuit. Mais tout le monde devait être frais à six heures pour l’exercice physique…
Lewes est mort mitraillé par un avion allemand au retour d’un raid en décembre 1941, à l’âge de 28 ans. Mayne s’est tué sur une route d’Irlande du Nord en 1955, au cœur d’une nuit bien arrosée. Il avait 40 ans. Stirling, le « major fantôme » a vécu jusqu’à l’âge de 74 ans, disparaissant en 1990 après une vie liée aux services secrets britanniques et à la famille royale, ayant même été anobli. Comme tous les hommes qu’ils ont entraînés derrière eux, ces trois officiers ont su s’affranchir des conventions et vivre au-dessus d’eux-mêmes. Voyous ou fêlés peut-être, des héros assurément.